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A vingt ans, âge de tous les espoirs mais de toutes les incertitudes aussi, tu quittes la province pour Bruxelles.

Trois ans avant que la deuxième guerre n'éclate, tu découvres les gros pavés mouillés de la Grand'Place, les tramways traversant l'Avenue Louise et les moules frites de chez Léon que tu ne peux te payer que du bout des yeux.

Une femme au regard sévère, aux traits aussi durs que tristes t'attend derrière son comptoir où s'étalent toutes les gourmandises des riches de l'époque. Tu t'avances vers elle un peu penaud, un peu maladroit. Tu bredouilles dans un patois incompréhensible, frais de ta campagne, quelques mots qui résument ta présence. Un homme au regard doux et franc sort de l'ombre et s'approche de toi. Tu ne sais pas encore que cet inconnu remplacera le père que tu n'as jamais eu mais aussi tous les pères que tu as vus défiler sans qu'aucun n'ait eu le coeur assez grand pour te reconnaître.

De jour en jour, le métier s'accroche à toi comme toi tu t'accroches au maître qui te l'enseigne. La passion, essence du moteur sophistiqué de nos vies, force mystérieuse dans laquelle tu as puisé ta brillance t’amène petit à petit sur le chemin du bonheur. Après tes heures de travail, c'est en solitaire dans un coin d'atelier que tu expérimentes les matières premières qui te paraissent difficiles, et avec lesquelles tu t'exerces à recréer minutieusement toutes les recettes que réclament les palais les plus raffinés, les plus exigeants.

Parfois il t'emmène au cinéma, du côté de la Place De Brouckère où Jean Gabin et Lino Ventura sont en tête d'affiche. Eux aussi sont partis. Ton patois wallon abandonne petit à petit sa place pour un langage aux tournures mieux affectées. Mais tu ne gommes rien de tes origines car chez toi, il n'y a jamais eu de honte ni de déshonneur à avoir été. Je n’ai aucun mal à t’imaginer dans ton costume noir couvrant avec élégance une chemise blanche, le dos droit et fier, les épaules carrées et musclées, ce qui t’offraient la ressemblance d’un jeune premier. Je devine aussi le regard timide mais intéressé des femmes venant se planter de biais pour admirer tes yeux bleu gris maquillés de longs cils noirs. Ton sourire sérieux et à peine visible ne devait qu'en renforcer la séduction.

Dans toute ton histoire, je ne me lassais pas de chercher un moment de bonheur pour toi, comme s’il me fallait inévitablement une justice au malheur. A six ans, comment peut-on encore se laisser aller à croire aux contes de fées, au Père Noël, à Saint-Nicolas et son père fouettard lorsqu'on sait déjà que pour survivre, il faudra se battre, lutter sans écraser l'innocent pour peut-être gagner la vie s'il nous reste assez de temps.

Tu disais :"La chance, ça se construit". Je construis papa, je construis. Mon seul mensonge envers toi, était celui de faire semblant d'être surprise en ouvrant les cadeaux que tu t'évertuais à m'apporter sur la pointe des pieds, la veille de tous les 6 décembre parce que je savais qu'être heureuse à ce moment-là c'était t'offrir un peu de ce que tu n'avais jamais eu.


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