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La deuxième guerre mondiale éclate. A Bruxelles, comme partout ailleurs prédomine la langue allemande en parfaite harmonie au flamand parlé de la capitale. Les commerces se font de plus en plus rares. La résistance face au cahot mondial est difficile et le rythme du travail de chacun s'en trouve bouleversé. Comme beaucoup d'hommes, tu es appelé. Mais la chance te protège. Tu n'es pas fait prisonnier. Ton métier te sauve dans la douleur. Les poussières de sucre, comme un acide, te rongent lentement la mâchoire. Pour supprimer l'attaque, il n'y a pas d'autre alternative pour toi que de te soumettre à l'arrachage complet de ta dentition. C'est dans cet état que tu te présentes à l'ennemi en prétextant une tuberculose dentaire. Ta vie aux dépens d'une bouche mutilée. Tu peux de nouveau reprendre ton travail auprès de ton maître, ton père. Rien ni personne ne peut venir contrarier le cours de ton existence, sauf le destin, déchirant et révoltant lorsqu'il s'agit de perdre ceux que l'on aime. Il t'avait dit : "Je veux que tu t'occupes de tout. Quand je ne suis pas là, c'est toi le patron". Amour et confiance, sentiments indissociables reliés l'un à l'autre par une chaîne invisible et solide. Je suis dans ton regard inquiet lorsque tu le vois partir. Opération bénigne te dit-il, rien de très grave. Tu ne le verras jamais revenir. Et tu restes là avec un billet de retour inutile entre tes doigts désespérés. Même sensation oppressante, même atmosphère de vide que lorsque tu m'as quittée. Il est parti avec les projets que vous vous étiez construits ensemble : Vienne, capitale de la pâtisserie où tu devais parfaire tes connaissances, et puis son commerce, son oeuvre, pour toi comme un don paternel. Tu m'as raconté avoir travaillé quelque temps encore avec sa femme. Mais elle ne t'aimait pas. Par jalousie sans doute de voir son mari te gâter d'une affection dont elle aurait voulu être seule bénéficiaire ou pour l'enfant qu'elle n'aura jamais pu lui offrir et que tu remplaçais. Tu pars pour une autre maison. Plus rien ne te retient maintenant sinon le souvenir d'un vrai père dont il ne faudra pas gommer l’image mais juste en pâlir légèrement les souvenirs pour éviter la douleur permanente. C'est un matin de printemps ou d'hiver, peu importe puisque les vrais chagrins n'ont plus de saison, que tu découvres tout le matériel, tous les outils avec lesquels tu avais fait tes premières armes en vente sur un trottoir, le résumé mal rédigé de ton histoire, abandonnée aux pavés anonymes du passé. Rien qu'une succession de souvenirs inscrits sur une page lue et apprise par coeur. Tu la tournes lentement. Mes yeux lisent la dernière ligne: "Il ferma la porte derrière lui, et ne se retourna pas".

Toutes les années qui t’amènent jusqu’à notre vie avec toi reposeront sous le silence et le respect comme tu me l’aurais demandé si nous avions eu la chance d’écrire ensemble.


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